Par Gahan Wilson
Étrange fusion que celle de l’absurde et de l’inquiétant. Les lignes qui suivent en offrent un échantillon. Après les avoir lues, on s’interrogera peut-être pour chercher à savoir ce qui, de l’absurde ou de l’inquiétant, persiste le plus dans la mémoire.
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UAND Reginald Archer vit la chose pour la première fois, celle-ci était, de par sa simplicité même, l’image de la perfection. Elle ne s’embarrassait d’aucune complication ni d’aucune fioriture. Elle était dépourvue de la moindre, de la plus infime, de la plus insignifiante trace d’ornementation. Elle ressemblait à ceci :
Une tache. Rien de plus. Noire, comme vous le voyez, l’air un peu penché, comme vous le voyez… une modeste tache sans prétention.
Elle se trouvait sur l’étincelante nappe blanche de Reginald Archer, sur la table de son petit déjeuner, à dix centimètres et demi du bord de son coquetier. Reginald Archer s’apprêtait à ouvrir l’œuf dans son coquetier quand il aperçut la tache.
Il s’arrêta et fronça les sourcils. Reginald Archer était célibataire, l’avait toujours été pendant ses quarante-trois années, et il aimait que les affaires du ménage fussent réglées diligemment et sans heurts. Les taches noires sur les nappes, entre autres, lui étaient très désagréables, peut-être plus que de raison. Il sonna Faulks, son maître d’hôtel.
L’excellent homme entra et, apercevant la sombre expression du visage de son maître, il s’approcha avec précaution. Il s’éclaircit la gorge, s’inclina d’un rien, très exactement le degré d’inclinaison qui convenait, puis regardant dans la direction du mince doigt blanc que pointait son maître, il observa à son tour.
« Qu’est-ce que ceci fait ici ? » demanda Archer.
Au bout d’un moment de grave considération, Faulks avoua qu’il n’avait pas la moindre idée de comment la tache était arrivée là, puis il s’excusa et promit de la faire disparaître immédiatement et définitivement. L’appétit tout à fait coupé, Archer se leva et quitta la pièce, laissant l’œuf intact dans son coquetier.
Archer avait pour habitude de se retirer tous les matins dans son étude afin d’y vaquer à toutes les petites corvées de correspondance et de comptabilité qui s’étaient accumulées. Sa manière de procéder, en cela comme en toute chose, était précise au point d’en être devenue un rite ; il aimait organiser ses journées selon un modèle bien établi et sans surprise. Il venait de prendre place à son bureau, une charmante chose en acajou poli, et avançait la main vers la pile de courrier qui avait été soigneusement rangée pour qu’il en prit connaissance, quand sur le buvard vert qui recouvrait presque entièrement la surface de travail du bureau, il vit :
Il pâlit, je n’exagère pas, et sonna une nouvelle fois son maître d’hôtel. Un moment s’écoula, plus long que d’habitude, avant que le dévoué Faulks ne réponde à l’appel de son maître. Une confusion évidente se lisait sur le visage du maître d’hôtel.
« Monsieur, la tache… », commença à dire Faulks mais Archer coupa court :
« Au diable la tache, fit-il sèchement en montrant du doigt l’offense qui se trouvait sur le buvard. Qu’est-ce que ceci ? »
Au comble de la
perplexité, Faulks examina la .
« Je ne sais pas, monsieur, répondit-il. Je n’ai jamais rien vu de semblable.
— Moi non plus, dit Archer. Et je ne tiens pas à revoir quoi que ce soit de ce genre. Faites-la-moi disparaître. »
Sous le regard glacial d’Archer, Faulks commença à enlever le buvard en le retirant des coins de cuir qui le fixaient au bureau. C’est à ce moment qu’Archer remarqua pour la première fois l’air très bizarre qu’avait son vieux serviteur. Les paroles interrompues de Faulks lui revinrent à l’esprit.
« Eh bien, qu’est-ce donc que vous vouliez me dire ? » demanda-t-il.
Le maître d’hôtel leva la tête, hésita, et finalement parla :
« C’est au sujet de la tache, monsieur, dit-il. Celle sur la nappe. Je suis allé la regarder après que vous êtes parti, monsieur, et, je n’arrive pas à comprendre, monsieur, elle avait disparu !
— Disparu ? répéta Archer.
— Disparu », dit Faulks.
Le maître d’hôtel baissa les yeux sur le buvard qu’il tenait devant lui à présent et sursauta.
« Et celle-ci aussi, monsieur ! » dit-il,
s’étranglant presque en retournant le buvard qui se révéla être
vierge de la moindre trace de
Conscient désormais que quelque chose tout à fait hors de l’ordinaire se passait, Archer regarda pensivement dans le vide. Faulks, qui l’observait, vit soudain son regard se durcir et se concentrer sur un point précis.
« Faulks, regardez là-bas, dit Archer à voix basse. Là-bas, sur le mur. »
Faulks s’exécuta en se demandant ce que signifiait l’ordre de son maître. L’explication commença alors à se faire jour dans son esprit car là-bas, sur la tapisserie, juste en dessous d’une marine médiocre, se trouvait :
Archer se leva et les deux hommes traversèrent la pièce.
« Qu’est-ce que cela peut bien être, monsieur ? demanda Faulks.
— Je n’en ai pas la moindre idée », dit Archer.
Il se tourna pour lui
parler mais, quand il vit le regard de son maître d’hôtel venir à
la rencontre du sien, il se retourna précipitamment vers le mur.
Trop tard… La avait
disparu.
« Il faut la surveiller constamment », murmura Archer, puis à voix haute : « Cherchez-la, Faulks. Cherchez-la. Et quand vous la verrez, ne la quittez pas des yeux une seconde ! »
Ils firent le tour de la pièce en cherchant intensément. Ils avaient à peine commencé que Faulks laissa échapper une exclamation :
« Là, monsieur ! s’écria-t-il. Sur le rebord de la fenêtre ! »
Archer se précipita à ses côtés et vit :
« Ne la quittez pas des yeux ! » siffla-t-il entre ses dents.
Tandis que le maître d’hôtel restait pétrifié, la bouche grande ouverte, son maître, lui, se mordait furieusement les phalanges de la main gauche. Quoi que la chose pût être, il fallait s’en occuper, et vite. Il ne supporterait pas plus longtemps une telle perturbation chez lui.
Mais comment s’en débarrasser ? Il s’en prit aux phalanges de l’autre main et réfléchit. La chose avait, bien qu’il détestât l’admettre, une résonance surnaturelle. Peut-être s’agissait-il d’une monstrueuse espèce de fantôme.
Il enfonça ses deux mains, avec leurs phalanges respectives, dans les poches de son pantalon. Cela indiquait l’extrême intensité de son agitation, car rien n’était plus laid à ses yeux que des poches déformées dans un costume bien coupé. Qui pouvait bien être au courant de ce genre de chose ? Qui était susceptible de pouvoir s’en occuper ?
La réponse lui traversa l’esprit comme un éclair… Sir Harry Mandifer ! Bien sûr ! Il le connaissait depuis l’école, à l’époque, bien entendu, c’était Harry tout court, et à présent ils appartenaient aux mêmes clubs. Harry s’était lancé dans la littérature où il avait très bien réussi, et à présent qu’il avait une montagne d’argent avec lequel s’amuser il s’était lancé dans le spiritisme et était devenu sans doute l’autorité la plus compétente en la matière… Sir Harry était l’homme qu’il fallait ! Si seulement il parvenait à le persuader.
Le visage sombre et déterminé, Archer se dirigea vers son téléphone et composa le numéro de Sir Harry. Il n’était plus aussi facile de le joindre qu’autrefois. À présent il avait des secrétaires soupçonneuses et cachottières. Mais lui, on le connaissait, cela faisait toute la différence, et bientôt lui et Sir Harry furent en ligne.
Après les salutations et les banalités d’usage, Archer amena la conversation sur l’affaire en question. D’un ton vif et avec une grande économie de paroles, Archer décrivit les événements de la matinée. Serait-il possible à Sir Harry de venir ? Il estimait que le temps pouvait représenter un facteur capital. Sir Harry viendrait ! Archer le remercia aussi chaleureusement que le lui permettait sa personnalité quelque peu pincée, enfin, avec un soupir de soulagement non feint il reposa le combiné.
Il venait tout juste de raccrocher qu’il entendit Faulks pousser un petit cri de détresse. Il se retourna et vit le vieil homme qui se tordait pitoyablement les mains de désespoir.
« J’ai à peine cligné des yeux, monsieur ! dit-il d’une voix tremblante. Tout juste cligné des yeux ! »
Cela avait suffi, Une
fraction de seconde d’inattention et la avait disparu du rebord de la
fenêtre.
Résignés, ils reprirent leur recherche.
Sir Harry Mandifer s’enfonça confortablement dans les sièges moelleux de sa limousine et se félicita d’avoir réglé la veille au soir l’affaire du presbytère de Marston. Il n’aurait pas été convenable de laisser choir cette dangereuse affaire, mais finalement les ossements de la Nonne Miaulante avaient été retrouvés, et désormais elle pourrait reposer en paix dans une sépulture consacrée. Le paysage de Cornouailles ne serait plus jamais agrémenté d’enfants sans tête, plus jamais les nuits ne seraient traversées par les lamentations des mères. Il avait fait ce qu’il devait faire et l’avait bien fait, et maintenant il avait toute liberté d’aller enquêter sur ce qui paraissait être un mystère tout à fait charmant.
Satisfait, le gros homme alluma un cigare et regarda défiler les rues par la fenêtre. Il trouvait délicieux qu’un homme aussi prudent et organisé que ce pauvre vieux Archer se trouvât confronté avec quelque chose d’aussi indigne. Cela ne faisait que prouver une fois de plus que même les vies les plus rangées n’ont pour fondations que du sable mouvant. Le nid le plus douillet est plein de trappes et de panneaux coulissants, de combles insoupçonnés et de chambres découvertes par hasard. Pourquoi le prudent Archer y échapperait-il ? Et il n’y avait pas échappé.
La limousine vint s’arrêter en douceur devant la maison d’Archer et, émergeant de la voiture, Mandifer contempla le bâtiment avec plaisir. Il s’agissait d’un gracieux édifice d’époque géorgienne qui était dans la famille d’Archer depuis sa construction. Mandifer monta les marches et s’apprêtait à saisir le heurtoir quand la porte s’ouvrit brusquement et il se retrouva en face d’un Faulks au comble de l’agitation et du désespoir.
« Oh ! monsieur, hoqueta pitoyablement le maître d’hôtel, je suis si heureux que vous soyez venu ! Nous ne savons plus que faire et nous arrivons tout juste à la suivre, elle se déplace si vite !
— Allons, Faulks, allons, fit Sir Harry de sa voix caverneuse en entrant dans le vestibule avec la majestueuse assurance d’un grand coursier des mers toutes voiles dehors. Allons, cela ne peut pas être aussi terrible que ça, n’est-ce pas ?
— Oh ! que si, monsieur, oh ! que si, dit Faulks en traversant le vestibule dans le sillage de Mandifer. Il n’y a pas moyen de mettre la main dessus, quoi que cela puisse être, et à chaque fois qu’elle réapparaît elle est plus grosse, monsieur !
— Dans l’étude, dites-vous ? » dit Sir Harry, ouvrant la porte de celle-ci et regardant à l’intérieur.
Il s’immobilisa et écarquilla un tantinet les yeux tant le spectacle qui s’offrait à sa vue, même pour quelqu’un d’aussi habitué que lui aux visions insolites, était surprenant.
Imaginez une pièce magnifique, délicieusement meublée et irréprochablement entretenue. Imaginez que l’occupant de cette pièce est un gentleman mince et plutôt grand, vêtu avec la plus parfaite élégance et sans la moindre faute de goût. Représentez-vous l’ensemble, l’homme et la pièce combinés comme étant un parfait exemple de cette sorte de classe absolue que seules savent produire des fortunes considérables ayant traversé des générations de privilégiés sûrs de leur droit.
À présent voyez ce même homme à quatre pattes dans un des coins de ladite pièce, en train de fixer le mur avec des yeux exorbités, et sur le mur représentez-vous :
« Remarquable, dit Sir Harry Mandifer.
— N’est-ce pas, monsieur ? gémit Faulks. Oh ! n’est-ce pas ?
— Je suis très heureux que vous ayez pu venir, Sir Harry », dit Archer, toujours agenouillé dans son coin. Il était difficile de comprendre ce qu’il disait car il parlait entre ses dents serrées.
« Pardonnez-moi de ne pas me lever, mais si je quitte cette chose du regard ou si même je cligne des yeux, elle… oh ! sacré bon sang ! »
Instantanément,
la disparut
du mur. Archer laissa exploser un soupir, se couvrit le visage de
ses mains et se laissa retomber lourdement sur le sol.
« Ne me dites pas où elle est passée maintenant, Faulks, dit-il. Je ne veux pas le savoir, je ne veux pas en entendre parler. »
Faulks ne dit rien, il se contenta d’effleurer l’épaule de Sir Harry d’une main tremblante et de lui montrer le plafond du doigt. Car là, pratiquement en son centre se trouvait :
Sir Harry pencha sa tête vers celle de Faulks et lui souffla : « Regardez-la aussi longtemps que vous pourrez, mon vieux. Essayez de ne pas la laisser échapper. » Puis de sa voix normale et sur le ton de la conversation, qui consistait en une sorte de grondement enjoué, il s’adressa à Archer : « On dirait que vous avez un petit problème assez délicat, quoi. »
Entre ses doigts, Archer leva vers lui un regard sombre. Puis il baissa calmement les bras et se releva. Il s’épousseta, remit un peu d’ordre dans son veston et sa cravate, et dit :
« Je suis désolé, Sir Harry. Je crois bien que je me laisse démoraliser quelque peu.
— Pas du tout ! tonna Sir Harry Mandifer en donnant une grande claque dans le dos d’Archer. D’ailleurs, il y a de quoi ébranler n’importe qui. Moi-même, cela m’a causé un choc, et je suis habitué à ce genre d’absurdités ! »
Sir Harry avait mis au point une vigoureuse technique pour rassurer les gens au cours de ses nombreuses campagnes dans les châteaux hantés et les landes peuplées de fantômes, et elle ne manqua pas de faire une fois de plus son effet. Archer retrouva son calme presque instantanément. Satisfait de ce rétablissement, Sir Harry leva les yeux au plafond.
« Vous dites qu’au début il s’agissait d’une sorte de tache ? demanda-t-il en regardant attentivement la chose noire qui s’étalait au-dessus de leurs têtes.
— À peu près de la taille d’un penny, répondit Archer.
— Et à quoi ont ressemblé les différents stades jusqu’à maintenant ?
— De petites excroissances se sont mises à sortir puis elles ont grossi en même temps qu’apparaissaient d’autres excroissances, et comme si cela ne suffisait pas, l’abominable chose n’arrête pas d’enfler comme un satané ballon.
— Sale affaire, dit Sir Harry.
— Elle doit faire un mètre de large, d’après moi, dit Archer.
— Au moins.
— Que dites-vous de tout cela, Sir Harry ?
— Pour moi il s’agit d’une sorte de plante. » Le maître d’hôtel et Archer le regardèrent bouche bée. La
disparut instantanément.
« Je m’excuse, monsieur, fit le maître d’hôtel mortifié.
— Que voulez-vous dire, une plante ? demanda Archer. Il ne peut s’agir d’une plante, Sir Harry. D’ailleurs elle est parfaitement plate.
— L’avez-vous touchée ? »
Archer renifla.
« Sûrement pas », dit-il.
Le maître d’hôtel s’éclaircit discrètement la gorge.
« Elle est sur le sol, messieurs », annonça-t-il.
Ils regardèrent la chose tous les trois d’un air méditatif.
« Vous remarquerez, dit Sir Harry, que la texture du tapis n’apparaît pas à travers le noir, donc il ne s’agit pas d’encre ou d’une autre sorte de tache. Elle possède son épaisseur propre. »
Il s’accroupit avec une aisance surprenante pour un homme de sa corpulence, puis tirant un crayon de sa poche il piqua la chose avec la pointe. Le crayon s’enfonça d’à peu près un demi-centimètre et s’arrêta. Il essaya à un autre endroit et le crayon s’enfonça cette fois de trois bons centimètres.
« Vous voyez, fit Sir Harry en se relevant. Elle a effectivement une structure complexe. Nos yeux n’arrivent à la percevoir que sous deux dimensions mais le sens du toucher en fait apparaître une troisième. La signification évidente de toute cette affaire de longueur, de largeur et d’épaisseur est que votre plante vient d’un autre espace, d’une autre dimension, me suivez-vous ? Je suppose qu’à l’origine la tache était sa graine. Tout cela est-il bien clair ? Est-ce que vous comprenez ? »
Archer ne comprenait pas vraiment mais il parvint à faire celui qui avait compris, et de manière assez convaincante.
« Mais pourquoi la maudite chose est-elle venue ici ? » demanda-t-il.
Sir Harry semblait avoir une explication à cela aussi mais Faulks l’interrompit et nous ne la connaîtrons jamais, quelle qu’elle ait pu être.
« Oh ! monsieur, s’écria-t-il. Elle a encore disparu ! »
Effectivement, sous les pieds des trois hommes le tapis était vierge de toute tache. Ils cherchèrent dans toute la pièce, avec à présent une certaine angoisse, mais ils ne trouvèrent pas la moindre trace de l’envahisseur.
« Elle est peut-être retournée dans la salle à manger », dit Sir Harry, mais l’investigation prouva que non.
« Il n’y a aucune raison de supposer qu’elle reste confinée dans une de ces deux pièces, dit Sir Harry en se mordant pensivement la lèvre. Ni même dans cette maison. »
Faulks qui se tenait plus près de la porte du couloir que les autres tituba légèrement et émit un son étranglé. Les deux autres se retournèrent et regardèrent dans la direction qu’indiquait le vieil homme. Et là, en face de la porte, s’étendant sur la tapisserie à rayures du couloir, ils virent :
« En voilà vraiment assez, Sir Harry, dit Archer d’une voix étouffée. Il faut absolument faire quelque chose ou bien cette damnée saloperie va envahir toute la maison !
— Gardez les yeux fixés dessus, Faulks, dit Sir Harry, à tout prix. » Il se tourna vers Archer. « Elle a une certaine consistance, et cela je l’ai prouvé. On peut donc l’attaquer. Auriez-vous quelque part un grand instrument tranchant ? Une machette ? Quelque chose de ce genre ? »
Archer réfléchit, puis ses yeux s’allumèrent d’un éclat mauvais.
« J’ai un kriss, dit-il.
— Allez le chercher », fit Sir Harry.
Archer sortit de la pièce à grandes enjambées en serrant et desserrant les poings. Un moment un peu long s’écoula, puis sa voix se fit enfin entendre, venant d’une autre pièce :
« Je n’arrive pas à enlever ce satané machin de sa fixation !
— Je viens vous aider », répondit Sir Harry. Il se tourna vers Faulks qui était en arrêt devant la chose sur le mur tel un fidèle chien de chasse. « Ne mollissez pas, mon vieux, lui dit-il. Que votre regard soit d’airain ! »
Le kriss, un vieux souvenir de guerre que le grand-père d’Archer avait rapporté, était attaché à son présentoir par un ensemble compliqué de fils de fer entortillés et il fallut deux bonnes minutes à Sir Harry et à Archer pour le détacher. Ils retournèrent dans le couloir en se hâtant et là tombèrent en arrêt, absolument médusés.
La s’était
envolée, mais bien pire que cela le maître d’hôtel, Faulks, avait
disparu ! Archer et Sir Harry échangèrent des regards alarmés
puis ils appelèrent et appelèrent encore le serviteur, mais en
vain.
« De quoi peut-il s’agir, Sir Harry ? demanda Archer. Au nom du Ciel, qu’a-t-il pu se passer ? »
Sir Harry Mandifer ne répondit pas. Il empoigna le kriss qui était devant lui en jetant des regards de-ci de-là, et à sa grande horreur Archer s’aperçut qu’il tremblait sur place. Faisant alors visiblement un effort sur lui-même, Sir Harry se ressaisit et reprit son air inébranlable.
« Il faut la retrouver, Archer, dit-il en avançant le menton. Nous devons absolument la retrouver et la tuer. Nous n’aurons peut-être pas d’autre occasion si elle disparaît une nouvelle fois. »
Sir Harry prenant les devants, ils inspectèrent le rez-de-chaussée, visitant une pièce après l’autre mais ne trouvant rien. La fouille du premier étage se révéla tout aussi vaine.
« Prions Dieu pour que la créature n’ait pas quitté la maison », dit Sir Harry en montant à l’étage au-dessus.
Archer qui à présent avait le souffle court, de peur tout simplement, monta à sa suite d’un pas mal assuré.
« Elle est peut-être repartie là d’où elle est venue, Sir Harry, dit-il.
— Plus maintenant, répondit Sir Harry d’un ton lugubre. Pas après Faulks. J’ai l’impression qu’elle commence à bien aimer notre petit monde.
— Mais qu’est-ce que c’est ? demanda Archer.
— C’est ce que j’ai dit que c’était… une plante, répliqua le gros homme en ouvrant une porte et en jetant un coup d’œil à l’intérieur. Une sorte de plante bien particulière. Elles existent aussi dans notre dimension. »
À ce moment, Archer comprit. Sir Harry ouvrit une autre porte, puis une autre encore mais sans succès. Il restait le grenier. Ils escaladèrent l’étroit escalier, Sir Harry en tête, le kriss levé haut devant lui. Archer parvenait tout juste à se traîner en se cramponnant à la rampe. Sa respiration n’était plus qu’une suite de petits gémissements plaintifs.
« Une mangeuse de viande, n’est-ce pas ? souffla-t-il. N’est-ce pas, Sir Harry ? »
Sir Harry lâcha la poignée de la petite porte et se retourna pour regarder son compagnon.
« C’est exact, Archer », dit-il tandis que, sans qu’il s’en aperçoive, la porte s’ouvrait en silence dans son dos. « La chose est Carnivore. »
Traduit par Bernard Raison.
Tous droits réservés.
© Librairie Générale Française, 1982, pour la traduction.